Enfin, le verdict est tombé, ici. Les auteurs en lice pour le Prix du récit de Radio-Canada ont été dévoilés, mais je n'en fais pas partie. Je nourrisssais quelques lueurs d'espoir de publication avec cette histoire, que je partage avec vous aujourd'hui, mais elle restera dans les archives de ce blogue. Peu importe la forme de publication, l'important, c'est que les mots, les idées et les histoires voyagent. Merci de me lire, je vous en suis très reconnaissante, dans le silence de ma résilience…
Le mot
Je cherche un bureau pour
écrire dans ma maison. Elle est spacieuse, mais je n’ai pas de bureau. Je sais
qu’une petite table et une chaise suffiraient pour travailler avec mon portable
et mes cahiers, mais des élans me font rêver à un vaste espace envahi par le
silence et le poids des livres. J’imagine peser chaque mot pour les
différencier avec justesse. Au creux de ma paume, j’apprendrais à distinguer
leurs fines nuances et vols respectifs.
Mon M. peut s’installer
dans son antre, la porte fermée, sans qu’aucun de nos trois enfants ne songe à y
entrer. Or, la seule idée que je sois enfermée seule pour travailler est une
utopie. La mère habite la maison tout entière et ne peut songer s’isoler sans
qu’on la réclame par mille maux ou cris stridents.
Passants de l’âme, les
mots sont parfois des armes. Des boucliers. Des refuges. Des phares et des
forts, qui protègent et qui éclairent. Agencés et tissés en figures de style,
leur sens propre prouve que la vie ne suffit pas, que la littérature s’avère
essentielle pour la compréhension du monde. J’écris donc au cœur des espaces de
l’enfance, dans la folle cadence de mon quotidien effréné. Je cours, prends une
pause et laisser couler proses et poésies dans le vaste monde de la blogosphère
planétaire. Parfois je me trouve, souvent je m’y perds, à fleur de mots. Je les
grappille ça et là sur la Toile pour esquisser des bribes de réponses à ma
quête dans un monde sens dessus dessous.
*
J’étais, j’eus été, je
serais, serai et j’aurai été enseignante de français. J’en suis une. Voilà
tout. J’abhorre la concordance des temps. Je conjugue mon existence à tous les temps. Surtout
au présent. Souvent à l’imparfait.
À l’instar de
l’enthousiasme des filles du Roy-Soleil qui ont colonisé la Nouvelle-France et
changé le visage du Québec, j’ai la fougue et la candeur de changer le monde en
éducation. Le cœur à l’ouvrage en quête de partage. Rien de moins. Ma vision
est claire, ajouter mes propres couleurs dans le même Collège que celui de ma
jeunesse. Dans la lignée de Marguerite Bourgeois et d’Eulalie Durocher, moi,
mes souliers, ils voyagent à travers l’histoire de la langue française. Des
lettres, des mots et des phrases, j’en gribouille depuis des lustres. Le calligraphiste est mon plus
prodigieux texte. Ce sera pour un autre récit. Pour enrichir mon écriture, je
lis. Moins fatigant pour les yeux, je lis surtout entre les lignes.
Certes, je maîtrise
quelques rudiments de grammaire, mais j’ai encore tout à apprendre, n’en déplaise
à toutes les statistiques qui voudraient que les professeurs soient érudits dès
leur entrée à l’université. On s’inquiète pour l’avenir linguistique de nos
enfants quand les futurs enseignants échouent le fameux premier test de
grammaire. Docteurs de la langue et du langage, engagez-vous! Déployez vos
vertus, évertuez-vous à nous enseigner ce qui n’a pu, au fil des années
secondaires, retenir notre attention. Du coq à l’âme, l’expérience nous
apprendra à transmettre les connaissances que nous avons accumulées au fil des
siècles, ad vitam aeternam.
**
Aujourd’hui, le véritable
travail s’amorce, ma mission personnelle. Faut dire que j’ai tout appris au
secondaire en récitant par cœur la déclinaison de rosa, rosa, rosam tout en fredonnant Brel. J’ai étudié la
méthodologie avec zèle. L’odeur du bois et le poids de la sagesse, je les sens
encore. Le son de la craie et de la dactylo résonne parfois durant les moments
de réminiscence. Aujourd’hui, les portes s’ouvrent vers mon destin. 2001,
l’odyssée de ma vie.
Première leçon. Le mot. Le simple mot d’un sublime poème
de Victor Hugo tiré des Contemplations.
Braves
gens! Prenez garde aux choses que vous dites.
Tout peut
sortir d’un mot qu’en passant vous perdîtes.
Tout. La
haine et le deuil. Et ne m’objectez pas que vos amis sont sûrs et que vous
parlez bas.
Un matin comme les autres
au Collège.
La cloche sonne et un message
retentit. C’est la récréation et tous les enseignants sont demandés à la salle
du personnel. Deux écrans sont plantés là. Nos visages ébahis laissent
transparaitre une indicible frayeur. Le discours du directeur donne le ton
solennel mais rassurant. New York. Attentats. Terroristes. Guerre. Une tour
vient de s’effondrer. Je n’entends plus aucun mot, je vois une tour qui s’effondre
et le monde basculer. Des mots se bousculent dans mon esprit. Incompréhension.
Impuissance. Changement. Refonte du monde. Une seule consigne : aucun mot
aux élèves. De la parenté se trouve peut-être à New York.
Écoutez bien ceci :
Tête-à-tête, en pantoufle,
Portes closes, chez vous, sans un témoin qui souffle,
Vous dites à l'oreille du plus mystérieux
De vos amis de cœur ou si vous aimez mieux,
Vous murmurez tout seul, croyant presque vous taire,
Dans le fond d'une cave à trente pieds sous terre,
Un mot désagréable à
quelque individu.
Mon cours de poésie commence
dans quelques minutes. Je suis chamboulée. Mes émotions à fleur de peau créent
des scénarios apocalyptiques. Certes, ce n’est pas la fin du monde, mais bien
la fin d’un monde. C’est un cauchemar éveillé auquel je ne peux échapper. C’est
un mauvais rêve dont je ne peux anticiper la fin. J’aurais pu changer ma
planification. Il aurait tellement été plus facile d’exiger des élèves une
période d’exercices dans le manuel scolaire. Cependant, accorder des adjectifs
et des participes passés dans un tel contexte me semble si futile. La grammaire
française est une chanson douce, la didactique de la guerre, elle, un refrain
amer. Il faut naviguer sur d’autres eaux pour éviter le naufrage.
Je dois donc leur parler
tout bas, adopter un discours non pas sentencieux, mais bien un ton sous le
sceau de la confidence. Transmettre le secret des mots, le plus vieux du monde.
Le secret bien gardé à celui qui lit à voix haute ce qui s’écrit tout bas. Si
écrire, c’est hurler en silence, lire, c’est révéler un cri strident de vérité
qui traverse les âges, le temps et l’espace. Un héritage en partage.
Ce mot que vous croyez que l'on n'a pas entendu,
Que vous disiez si bas, dans un lieu sourd et sombre,
Court à peine lâché, part, bondit, sort de l'ombre;
Tenez, il est dehors! Il connaît son chemin;
Il marche, il a deux pieds, un bâton à la main,
De bons souliers ferrés, un passeport en règle;
Au besoin, il
prendrait des ailes comme l'aigle!
Sur le tableau noir du
malheur, une date. Le 11 septembre 2011.
Moi, je ne rêve que de dessiner les visages du bonheur pour la poésie. Saisir
le rythme de la démesure, le rythme incessant de la vie et de la mort, du
silence et du vacarme. J’oublie tout. Seule la poésie existe. L’air de rien, je
récite Le Mot de Victor Hugo avec fougue.
Des envolées poétiques dans un monde chaotique. Le rythme est si rapide que
j’échappe quelques syllabes. Les mots prennent la fuite. Les élèves sont bouche
bée. Je suis autre. Le sens jaillit.
Il vous échappe, il fuit, rien ne l'arrêtera;
Il suit le quai, franchit la place, et cætera
Passe l'eau sans bateau dans la saison des crues,
Et va, tout à travers un dédale de rues,
Droit chez le citoyen dont vous avez parlé.
Il sait le numéro, l'étage; il a la clé,
Il monte l'escalier, ouvre la porte, passe, entre, arrive
Et railleur, regardant l'homme en face dit :
Je pense à tous ces mots,
maudits poisons, tous ceux qui ont d’abord fermenté dans le cœur des assassins.
Car pour deux tours qui s’effondrent, la liste des meurtriers est longue. Si on
remonte la chaine, celle-ci est tissée de mots. Toujours eux, coupables et
innocents à la fois. Je serai la prof qui, envers et contre tous, sèmerai des grains
de nourriture pour le cœur et l’esprit. Jamais je ne saurai dans quel terreau ils
tombent, mais toujours vivants, ils participeront bien humblement à
l’enchantement, à la refonte du monde.
« Me voilà ! Je sors de la bouche d'un tel. »
Et c'est fait. Vous avez un ennemi mortel.
Des sœurs du saint Nom de
Jésus et de Marie aux Jésuites, en passant par un Collège fondé par un laïque
rêveur, j’enseigne encore. Je me souviens.
Quand les tours se sont effondrées,
Toutes mes certitudes se sont envolées.
Au cœur d’un Nouveau-Monde en mouvance,
Un mot-phare. Résilience.
***
J’ai finalement trouvé un
bureau pour écrire. Le même jour où j’ai terminé ce récit, ma mère, en mille
morceaux, mais prête à bondir sur l’espoir, m’a annoncé qu’elle n’était plus
l’amour de la vie de mon père. Peu de temps après sa retraite, soixante ans, il
est parti aux États-Unis. On the road.
Seul. Voyager pour se retrouver. Sur le chemin du retour, à New York, ce fut le
coup de foudre. Une jeune Égyptienne de 28 ans. Amour fulgurant
et foudroyant.
Les deux piliers de ma
vie se sont effondrés.
Toutes mes certitudes se
sont écroulées.
Au cœur de mon existence,
Un mot-fort. Silences.
J'ai lu d'une traite. Je suis essoufflée, estomaquée, transportée par ton récit. Merci d'avoir partagé ici.
RépondreSupprimerJ'imagine que je le partage, car cela me fait du bien de laisser s'envoler ce récit, me permettant ainsi d'accepter ma vie comme elle est vraiment.
SupprimerMerci de ton partage, tes mots m'ont bien transportés ce matin. N'arrête pas de croire en tes rêves malgré la folie du quotidien et les blocages... Parfois, il ne reste que les mots pour tous nos maux ;)
RépondreSupprimerSi bien écrit, merci! :)
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